Carnets de création : jouer sur le long terme

Il y a de nombreuses raisons qui peuvent pousser à jouer aux jeux de rôle, et l'une d'entre elles est certainement pour expérimenter des sensations inatteignables dans notre monde. Parmi ces sensations, on peut dénoter "ne pas rester impuissant face à des menaces qui nous dépassent" (coucou la fonte du permafrost) puisqu'il suffit en général d'un rituel bien mené en conclusion d'une campagne épique pour régler tout ça.

Personnellement - et c'est peut-être ma relative jeunesse qui s'exprime par là - une des sensations qui m'intéresse, c'est l'écoulement du temps long et pouvoir constater ce qui a été accompli, non pas à l'échelle de quelques années, mais plusieurs décennies.

Une des sagas littéraires qui m'a le plus enthousiasmé à ce sujet, c'est peut-être Les Piliers de la Terre, de Ken Follet, ainsi que ses suites (Un Monde sans Fin et Une Colonne de Feu). On y suit, au cours des siècles, l'évolution d'un petit village anglais, Kingsbridge; et à l'échelle d'un roman, on y voit défiler toute la vie des personnages, de leur jeunes années jusqu'à un âge avancé. Quels frissons lorsque le vieux prieur Philipp voit enfin la dernière pierre posée de sa cathédrale, après plusieurs décennies de lutte, d'intrigues et de retournements pour rebâtir l'église de Kingsbridge ! A ce sujet, la dernière scène de l'excellente adaptation télé me file les larmes à chaque fois et illustre bien ce que je veux raconter.

Le générique d'intro de la série télé est vraiment très cool
            
En jeu de rôle, la thématique du temps qui passe pour les personnages a déjà été exploré dans quelques jeux. Je ne les connais pas tous, mais je pense notamment à Pendragon et Ars Magica. Néanmoins, pour vraiment faire l'expérience du temps qui passe sur une longue période de temps, il faut être prêt à s'investir dans de longues campagnes.

J'ai dans l'idée quelque chose de plus resserré dans le temps : est-ce qu'en quelques séances seulement, on peut réussir à retranscrire le temps qui s'écoule, et faire ressentir aux participants un sentiment d'accomplissement réel ? Je suis loin d'avoir la réponse à cette question, mais puisqu'il faut bien commencer quelque part, j'entame aujourd'hui une série de billets qui parleront de mes tentatives, fructueuses ou non, pour atteindre ce but.

Cahier des charges approximatif

Pour l'instant, mon idée n'impose pas nécessairement un cadre de jeu en particulier : j'ai envie de trouver des mécaniques qui fonctionnent pour vivre des sagas spatiales sur des décennies (façon Star Wars) comme de l'historique médiéval à la Piliers de la Terre. Je pars donc dans l'idée de proposer un système générique.

Par ailleurs, mon expérience rôliste tend à me prouver que les jeux dont la narration est partagée ont tendance à impliquer émotionnellement les joueuses de façon bien plus viscérale. Cela me semble être une bonne propriété, et je vais donc aussi aller lorgner de ce côté.

Dans la suite du billet, je vous propose le résultat de mes premières itérations là-dessus, qui ont été mises en oeuvre en début de semaine dernière sur un panel de cobayes joueuses sympathiques.

Structurer un personnage sur le long terme

Parce que j'aime les symboles partout, j'ai décidé de structurer la "vie" des personnages de mon jeu selon les quatre saisons. Cela peut être compris de façon très littérale, chaque saison correspondant à un âge de la vie, ou de façon plus figurée, chaque saisons correspondant alors à un acte narratif du personnage. Je vais tenter de décrire ce que j'ai en tête ci-après, mais soyez indulgents : le discours n'est pas achevé et probablement un peu naïf à ce stade.

  • le Printemps est la saison où le personnage démarre son histoire. Il est encore jeune, fait encore des erreurs mais peut toujours rebondir en cas de pépin. C'est une période d'apprentissage. Typiquement, je le situerais entre 15 et 30 ans (et je suis personnellement en plein dedans).
  • l’Été est la saison de la consolidation. Les thèmes majeurs s'affirment, se précisent, ainsi que les difficultés principales. C'est une période de puissance. Disons 30 à 45 ans, si vous le voulez bien.
  • l'Automne est pour les vétérans. Le plus dur est passé, et on récolte ce que l'on a semé. C'est une période où l'expérience parle plus que la force brute. Va pour 45-60 ans.
  • l'Hiver est la saison du baroud d'honneur. Une dernière pour la route ? Réservé au seniors.
Il faut que des personnages de différentes saisons puissent coexister au sein du groupe de joueuses. Il faut qu'on puisse jouer le duo du vieux chevalier et de son jeune écuyer. Mais il ne faut pas non plus que le vieux chevalier soit "niveau 1" en dépit du bon sens pour conserver l'équilibre du groupe.

Pour gérer ça, et sans considérer un quelconque système de règles pour l'instant, je veux que chaque saison soit "neutre" pour le personnage. D'abord, elle doit apporter un avantage au personnage, quelque chose qu'il a appris - c'est ce que j'appelle un Héritage. Mais également, elle faut qu'elle vienne avec un prix à payer: quelque chose que le personnage a perdu, qui ait laissé une marque irrémédiable - c'est ce que j'appelle une Séquelle.

Ainsi, un personnage de Printemps commence sans Héritage ni Séquelles : il est juste tout frais, tout neuf. A l'inverse, un vieux baroudeur en Hiver aura 3 Héritages et 3 Séquelles (de ces 3 précédentes saisons), qui se compenseront d'une façon ou d'une autre.

Pour l'instant, au niveau de la création de personnage, chaque Héritage et Séquelle sera identifié par une courte phrase, à la façon des Aspects dans Fate. Par exemple, un chevalier survivant à la bataille du Mont Badon pourra décider de changer de Saison en gagnant l'Héritage "Pourfendeur de Saxons" mais avec la Séquelle "J'ai enterré tous mes amis".

Fixer le cadre de jeu : session 0 & worldbuilding

Maintenant que j'ai abondamment parlé du squelette narratif de mon jeu, abordons la question du cadre de jeu. Puisque les personnages, au moment de démarrer le jeu et selon leur saison, peuvent avoir vécu déjà de nombreuses aventures, il faut que le cadre de jeu fournisse des occasions passées pour de telles aventures.

On pourrait se contenter de choisir un univers de jeu connu et fixer des choses comme "J'ai combattu à la Bataille des Cinq Armées" ou bien "J'ai survécu in-extremis à l'explosion de la Première Etoile Noire". Pour autant, j'aimerais explorer un peu de worldbuilding pour concevoir avec les joueuses un cadre de jeu qui soit motivant pour tout le monde.

Pour cela, j'ai phagocyté sans remords l'excellent outil de worldbuilding Fractal, que j'ai tritouillé allègrement. Voici comment nous avons procédé avec mes joueuses en début de semaine dernière. Attention, je préviens, les choses deviennent un peu techniques, comme toujours quand on commence à faire n'importe quoi avec les trames temporelles.

Tout d'abord, on a commencé par se mettre d'accord sur le type d'univers et d'histoires qu'on voulait mettre en place. Ensuite, j'ai demandé à chaque joueuse dans quelle saison elle souhaitait que son personnage démarre le jeu. Dès lors, on regarde la saison du plus vieux de tout le groupe. Mettons que ce soit l'hiver. Avant le début du jeu, ce personnage a donc pleinement vécu trois saisons : printemps, été, automne. Puisque le printemps présuppose que le personnage a déjà une quinzaine d'années, il faut une saison supplémentaire pour couvrir (au moins) son enfance. Soit 4 au total !

Ainsi, quelque soit l'âge du plus vieux personnage, on doit créer autant de saisons. Voir le tableau ci-dessus pour mieux comprendre (j'espère).

Ère -4

Ère -3

Ère -2

Ère -1

Maintenant


Printemps

Été

Automne

Hiver



Printemps

Été

Automne




Printemps

Été





Printemps

La saison supplémentaire que l'on joue avant le printemps du personnage plus âgé représente ce que j'appelle l'Ere mythique : ça n'est pas nécessairement uniquement des choses survenues dans la jeunesse du personnage, cela peut parfaitement avoir existé du temps de ses parents, grands-parents, etc. Ce sont les choses importantes du passé dont on lui parlait dans son enfance.

Maintenant que l'on sait combien de saisons, ou d'ères, on doit déterminer, allons-y. Chaque ère a le même déroulement.

Déroulement d'une ère

Au cours d'une ère, on va d'abord (1) faire un tour de table où chacun va créer et ajouter une Puissance et (2) trouver un Conflit Majeur que l'on va résoudre (3) en y impliquant les personnages présents.

1. Le tour de table

Commençons par les Puissances. Une Puissance est un truc qui est important dans la fiction, et qui est déterminée par un Type et un Thème, selon le tableau suivant :

d6

Type

Thème

1

Lieu

Pouvoir

2

Organisation

Dévotion

3

Individu

Connaissance

4

Objet

Richesse

5

Événement

Violence

6

Au choix

Plaisir

Notez que les Thèmes indiqués ici sont assez génériques, et j'envisage, à la manière des théâtres dans Inflorenza, de prévoir des thèmes de remplacements pour mieux coller à un univers en particulier. Dans notre test, en accord avec les envies des joueuses, nous avons par exemple remplacé le thème Violence par celui de Nature.

Chaque joueuse jette 2d6 et détermine ainsi le type et le thème de la Puissance à ajouter dans la fiction (je conseille de placer des post-it au centre de la table). On peut faire un tour de table classique ou laisser chacun proposer son idée selon qui est inspirée en premier. On peut se servir des post-it des ères précédentes pour y puiser des idées, ou en proposer des nouvelles. Par exemple, si à l'ère précédente, une faction rebelle à détruit l'Empire Galactique, mais que je tire Organisation + Pouvoir à cette nouvelle ère, je propose le Premier Ordre qui se crée sur les ruines de l'Empire.

Il est à noter qu'au fur et à mesure que l'on ajoute des Puissances, puisque le choix de Thèmes est limité, on va être tentés de lier naturellement les Puissances aux autres. Il est préférable, je pense, de limiter cette tendance uniquement aux liens envers des Puissances des ères précédentes. En effet, on aura ainsi à la fin du tour de table autant de Puissances "indépendantes" que de joueuses, ce qui démultiplie les possibilités de relations entre elles, plutôt que de former des gros blocs qui polarisent la fiction.

2. Le Conflit Majeur

Collectivement, on choisit deux Puissances (des anciennes ou des nouvelles) qui sont antagonistes, et on imagine un Conflit entre les deux. La portée de ce conflit doit être majeure, au sens où elle va marquer son époque (penser aux grandes guerres de notre histoire, aux crises économiques, etc) et dont l'issue ne peut pas laisser les deux Puissances intactes. En fait, l'une d'entre elles doit perdre et disparaître du plateau. Cela créera de la place pour de nouvelles Puissances, et des ruines à explorer pour le futur.

3. L'implication des personnages

Maintenant, pour chaque personnage qui est censé être présent à cette ère, et en commençant par les plus jeunes jusqu'aux plus anciens, ce personnage choisit son camp dans le conflit, et puisque l'issue en est déjà déterminée, peut en déduire son héritage et sa séquelle selon ce qui est le plus adapté à la fiction.

Dans le cas d'un personnage de Printemps, on doit également l'introduire par son Concept. Par exemple, un jeune fermier qui rêve de devenir pilote (concept) prend part au conflit entre les Rebelles (organisation) et l'Etoile Noire (objet). Il prend parti pour les Rebelles et en retire l'Héritage "Destructeur d'Etoiles" et la Séquelle "l'Empire a causé la mort de mes proches".

Fin de session

En principe, une fois ce processus opéré autant de fois que nécessaire, un monde à l'histoire riche s'est dégagé, avec des personnages proactifs dont le background est déjà bien constitué. Notez que si vous voulez jouer des histoires où les personnages ont intérêt à agir ensemble, il peut être intéressant de les forcer à prendre part au dernier conflit du même côté.

Enfin, pour pouvoir entamer ensuite une véritable campagne, les Puissances restantes sur la table, puisqu'elles ne sont pas toutes reliées ni impliquées dans les conflits, devraient constituer un vivier suffisant pour démarrer avec peu de préparation.

Cela, je vous le confirmerais plus tard, dès que j'aurais trié les notes prises durant notre session 0. Si j'en ai la foi, je publierais peut-être le résumé, ère par ère, de notre session, si cela peut fluidifier la compréhension de ce looooong billet. N'hésitez pas à me faire des retours sur ce point.

Ludiquement, à la prochaine !

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